De nombreuses organisations sont dirigées de façon durable par des personnes incompétentes. Ce phénomène, que l'on appelle la kakistocratie, est à la fois intrigant et inquiétant.
Avez-vous déjà été surpris de voir votre supérieur hiérarchique ou les dirigeants de votre entreprise occuper des postes à responsabilité alors qu'ils ne semblent pas posséder les compétences nécessaires ? Si oui, vous êtes peut-être victime d'une kakistocratie - c'est-à-dire d'un régime (kratos, « le pouvoir ») où les postes de pouvoir sont occupés par les plus incompétents (kakistos, « les pires »).
Le mot « kakistocratie » semble avoir été utilisé pour la première fois en Angleterre en 1644, dans le sermon d’un partisan du roi Charles 1er pendant la guerre civile. Il est resté dans l’oubli pendant près de quatre siècles, avant de resurgir le 13 avril 2018, dans un tweet du directeur de la CIA John O. Brennan à l’encontre du président américain Donald Trump. Dans ce tweet, Brennan écrivait : « Votre kakistocratie s’effondre après son lamentable parcours ».
Le monde politique est un terreau favorable à ce type de pouvoir. Les dictateurs, qui s’installent par la force et la terreur, en sont un exemple. Mais la kakistocratie peut également se retrouver dans des régimes démocratiques. C’est le cas de Beppe Grillo, fondateur du mouvement 5 étoiles en Italie, élu Premier ministre en 2009 sans aucune expérience politique.
La kakistocratie n’est pas réservée au monde politique. Elle peut également se retrouver dans le monde du travail.
L’incompétence au cœur
La kakistocratie est fondée sur l’incompétence, qui désigne « le manque des connaissances ou des habiletés attendues pour faire quelque chose ». Elle se distingue de la médiocratie qui est un régime où « le stade moyen hissé au rang d’autorité », et de la kleptocratie où les dirigeants sont corrompus (« La Mediocratie », d’Alain Deneault, Éditions Lux, 2015). Comme la compétence, l’incompétence ne s’évalue qu’en situation.
Les incompétents nuisent à la performance de l'entreprise. Ils créent un climat de désordre et de confusion. Les cadres et les objectifs ne sont pas clairs, ce qui entraîne une souffrance des collaborateurs. La kakistocratie est ainsi peu propice à l’épanouissement personnel et professionnel.
« J’ai travaillé des années avec un manager incompétent. Le pire, c’est qu’il ne se remettait jamais en cause. On était obligés de faire à sa place, ou bien de réparer ses C… J’ai souvent remonté l’info, preuves à l’appui. Rien n’y a fait. Il était protégé par la direction. Du coup, on est tous partis, petit à petit. C’était cause perdue ! » - Marc, 41 ans, secteur informatique. Les mots sont durs, les jugements tranchés, les émotions fortes.
Le sujet de la kakistocratie reste plus que jamais d’actualité, avec l’avènement de l’IA et du numérique, qui remettent en cause la notion d'incompétence. En effet, il est désormais possible d'accéder à des informations et à des outils qui permettent de réaliser des tâches que l'on considérait auparavant comme complexes. Cette situation peut conduire à une illusion de compétence (« Petite Poucette », de Michel Serres, Pommier, 2012).
Nous avons des connaissances, mais dans quelle mesure sont-elles solides et approfondies ? L'illusion de connaissance et l'illusion de compétence sont des biais cognitifs qui peuvent contribuer à la formation de kakistocraties.
Il est étonnant de constater que le sujet de l'incompétence, pourtant largement répandu, est absent des recherches académiques. On recense à peine une dizaine d'articles sur ce sujet, tous centrés sur le coût de l'incompétence. Ces articles s'accordent sur un point : l'incompétence génère des dysfonctionnements qui coûtent cher à réguler.
Les dégâts de la kakistocratie
L'incompétence d'un manager se traduit par des tâches mal exécutées ou non réalisées. En effet, lorsque le supérieur hiérarchique ne remplit pas son rôle, ses subordonnés doivent le suppléer, ce qui leur demande un temps et une énergie considérables.
Un autre impact de la kakistocratie est la honte ressentie par les salariés d'avoir un représentant de leur entreprise incompétent. En effet, l'image de l'entreprise est directement liée à celle de ses dirigeants.
Dans une kakistocratie, le sentiment d'injustice est souvent partagé par les collaborateurs. En effet, il est frustrant de constater que des personnes incompétentes accèdent aux postes les plus élevés, alors que d'autres, plus qualifiées, doivent se contenter de positions moins prestigieuses.
« Ça fait 12 ans que je suis dans le même service. J’ai essayé d’obtenir des promotions. J’ai fait des demandes. Je suis allé en formation … Chaque fois, c’est quelqu’un d’autre qui a eu la place. Sans explication, des même pas bons. C’est dur à vivre.» - Emile, 46 ans, secteur industriel.
Les kakistocraties, bien qu'elles ne soient pas les seules, sont des organisations particulièrement propices à la perte de sens au travail. Quels que soient les facteurs à l'origine de cette perte de sens, ses conséquences sur les salariés sont toujours les mêmes : sentiment d'inutilité, d'incompréhension, de frustration, qui se traduisent par l'absentéisme, le désengagement et le départ de l'entreprise.
Travailler dans un environnement caractérisé par l'incompétence peut avoir un impact négatif sur la confiance. En effet, comment croire en des personnes que l'on estime incompétentes ? Cela est difficile, voire impossible, sauf à faire semblant et à se rendre complice de comportements que l'on désapprouve. Cette situation est d'autant plus perturbante qu'elle remet en cause les valeurs et les principes sur lesquels les individus fondent leur confiance.
Les ressorts de la kakistocratie
L'explication la plus courante de la prospérité de l'incompétence est le principe de Peter. Selon ce principe, les employés compétents sont promus jusqu'à ce qu'ils atteignent un poste qu'ils ne sont pas en mesure d'assumer (« Le principe de Peter, pourquoi tout va toujours mal ? », de Peter Laurence et Hull Raymond, Stock, 1970).
Un autre facteur qui peut expliquer les comportements kakistocrates est le « piège de la compétence ». Ce principe, également connu sous le nom de « principe de Dilbert », que l’humoriste américain Scott Adams décrit comme une situation dans laquelle « les personnes les plus incompétentes sont systématiquement affectées aux postes où ils risquent de causer le moins de dégâts : ceux de managers ».
Une autre raison de préférer l’incompétence à la compétence ? Tout simplement, la peur de la compétence. En effet, un manager peut craindre que des collaborateurs compétents ne le concurrencent ou ne le dépassent.
Une autre explication de l’incompétence au plus haut niveau des entreprises et des institutions est le développement de la consultocratie, c’est-à-dire la délégation à des cabinets de conseil des missions complexes ou à caractère stratégique.
Il est important à ce stade de la réflexion d’introduire l’idée que l’entreprise peut « fabriquer » de l’incompétence, quand elle ne propose aucune formation par exemple. La kakistocratie peut s'installer par défaut (par une succession de petites décisions, par manque de courage, de connaissances ou de réflexion), mais elle peut aussi être un système organisé et intentionnel.
Les kakistocraties comme systèmes organisés
La première technique d'une kakistocratie organisée est la création de dettes. En effet, lorsqu'un bon collaborateur est recruté ou promu, il ne ressent aucune dette envers son employeur. Il considère que son succès est dû à ses compétences propres. En revanche, lorsqu'un collaborateur moins compétent est recruté ou promu, il se sent redevable envers son employeur. Il lui doit sa position, et il sera donc plus susceptible de lui être loyal, même si son travail est médiocre (« La valeur de l’incompétence : de la mafia tout court à la mafia universitaire. Une approche méthodologique », de Diego Gambetta, Gérer et Comprendre, 2006).
Le second ressort profond de la kakistocratie est la négation de la personne au profit du système. Les personnes les plus incompétentes sont promues aux postes les plus importants. Cette promotion est basée sur le système et non sur les mérites des individus. Les collaborateurs sont alors réduits à des pions, sans aucune importance en tant que personnes.
Le troisième type de kakistocratie est la configuration clanique (« Markets, Bureaucracies and Clans », Administrative Science Quarterly, mars 1980). L’objectif d’un clan est de préserver et perpétuer ses intérêts et son périmètre, et non d’être performant ou compétent. Le recrutement se fait uniquement sur la base de la loyauté. Ce type de configuration est souvent caractérisé par le syndrome du « fils du patron ».
« Mon patron est un gros incompétent en place depuis 30 ans et marié depuis 31 ans à la propriétaire de l’entreprise. A prendre ou à laisser ! » - Christine, 53 ans, RRH, PME Industrie.
Comment renverser une kakistocratie
Une façon efficace de lutter contre la kakistocratie est de s'attaquer à sa cause première, à savoir l'incompétence. Comment ? En formant les personnes, afin de les rendre compétentes (sur le plan technique et managérial).
Autre technique : le name and shame. Cette pratique, qui consiste à dénoncer publiquement des individus ou des organisations, est devenue de plus en plus courante avec les réseaux sociaux, qui permettent de diffuser rapidement et largement les informations. Le name and shame peut être efficace pour mettre en lumière des comportements inacceptables et faire pression sur les responsables kakistocrates.
Le recrutement de femmes est aussi un levier important pour lutter contre les fonctionnements kakistocrates. Selon le directeur de l'innovation de Manpower,Tomas Chamorro-Premuzic, les femmes dirigeantes, ayant dû franchir plus de barrières pour parvenir au sommet, sont plus talentueuses que les hommes à statut égal. Elles ont également un rapport différent à la compétence, qui les rend plus exigeantes vis-à-vis d'elles-mêmes.
Un dernier levier, souvent négligé pour lutter contre la kakistocratie, est l'acceptation de l'incompétence. Cette acceptation ne signifie pas qu'il faut laisser les incompétents aux commandes. Elle signifie qu'il faut les considérer comme des acteurs potentiels du changement.
En effet, les incompétents sont souvent plus susceptibles de remettre en question l'ordre établi. Ils sont également plus susceptibles de rechercher de nouvelles solutions, car ils n'ont pas les mêmes préjugés que les personnes compétentes. Par conséquent, l'acceptation de l'incompétence peut être un moyen de créer un environnement propice au changement et à l'innovation.
L'acceptation de l'incompétence est un levier complexe et délicat. Il est important de mettre en place des mécanismes pour éviter que les incompétents ne prennent le contrôle. Cependant, il est aussi important de reconnaître que les incompétents peuvent être des acteurs positifs du changement (« La kakistocratie ou le pouvoir des pires- Voyage au cœur de l’incompétence », d’Isabelle Barth, Ed. EMS, 2024).
Faire de l’incompétence une valeur créatrice
Une proposition simple et réalisable consiste à abandonner la vision selon laquelle la compétence et l'incompétence sont deux pôles opposés, et qu'augmenter la compétence entraîne une diminution proportionnelle de l'incompétence. Il ne s'agit pas de passer de l'incompétence à la compétence, mais de valoriser l'incompétence à sa juste valeur. Pour ce faire, il est nécessaire d'inverser la signification de l'incompétence.
En effet, l'incompétence est souvent associée à l'immobilisme, au pouvoir sur les autres et au maintien dans l'ignorance. Ces caractéristiques sont celles des kakistocraties, c'est-à-dire des gouvernements composés d'incompétents.
À l'inverse, l'incompétence peut aussi être source de créativité, d'innovation et d'ouverture sur les autres. En effet, les personnes incompétentes sont plus susceptibles de remettre en question les normes et les habitudes, et de proposer de nouvelles solutions.
On peut considérer que les compétences de l'un peuvent être les incompétences de l'autre, et vice-versa. Cela demande de l'humilité et une certaine forme de courage. Cependant, une fois que l'on a franchi le pas, on se rend compte que ce n'est pas si difficile et que l'on n'entre pas forcément en territoire hostile.
L'incompétence peut être une source de créativité et d'innovation. En effet, lorsque l'on ne sait pas, on peut apporter un regard neuf et des idées disruptives pour résoudre un problème. L'incompétence permet de sortir des sentiers battus et de voir les choses sous un angle différent.
« Je me suis mis à l’écoute des ‘pourquoi ?’. Avant, je les balayais du revers de la main, je répondais comme tout le monde : ‘Pourquoi on fait comme ça, parce qu’on a toujours fait comme ça !’ Et c’est souvent passionnant. Quelle que soit l’issue, l’exercice du pourquoi est particulièrement utile » - Yacine, 38 ans, secteur des services.
Lutter contre l'incompétence en exploitant sa capacité créatrice nécessite de la reconnaître et de la prendre en charge. Cela n'est pas chose aisée dans une kakistocratie. Cependant, changer de perspective semble souvent être la meilleure solution.
Il s'agit de ne plus regarder le monde avec les mêmes yeux, mais d'adopter un autre point de vue. Devenir un compétent de son incompétence. Pour en finir avec les kakistocraties.
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