Gilbert Doctorow est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université américaine de Columbia. Dans cette interview, l’académicien, établi en Belgique, révèle le vrai visage des dirigeants politiques américains et européens qu’il qualifie de «lâches», de «corrompus» et d’«incompétents». Il décortique la guerre en Ukraine, explique l’ingérence des Etats-Unis dans les affaires des pays tiers, dont l’Algérie, donne les causes de la servilité de l’Union européenne envers Washington et pointe l’autocensure «massive et omniprésente» qui rend la presse occidentale «docile».
Mohsen Abdelmoumen : Quelle est votre analyse à propos du conflit qui se déroule en Ukraine ?
Dr Gilbert Doctorow : Le conflit en Ukraine existe à deux niveaux : premièrement, il y a eu la guerre civile en Ukraine qui a éclaté peu après le coup d’État de février 2014 à Kiev, lorsque le gouvernement de nationalistes violents, que les Américains ont installé, a mis en place son programme visant à éradiquer les Russophones et la culture russe sur le territoire de l’Ukraine, c’est-à-dire la moitié ou plus de la population globale du pays. La résistance à ce gouvernement est apparue immédiatement et spontanément en Crimée, où la population était très majoritairement russe et où se trouvait la plus importante base navale russe sur la mer Noire. Les quelque 18.000 soldats russes présents sur la péninsule, en vertu d’accords d’État à État, ont soutenu la rébellion locale et neutralisé une force ukrainienne de taille similaire, préparant ainsi la voie à un référendum en Crimée, qui a voté pour l’intégration à la Fédération de Russie. Pendant ce temps, dans les deux provinces (oblasts) ukrainiennes voisines de Donbass, Donetsk et Lugansk, une insurrection armée s’est également rapidement développée au printemps et au début de l’été 2014. Cela a conduit à une opération sanglante de «contre-terrorisme» menée par le gouvernement de Kiev et ses bataillons néo-nazis qui n’a été arrêtée que lorsque la Russie est intervenue.
Les forces en présence ont fini par établir un cessez-le-feu reconnu par Kiev, par les dirigeants des provinces rebelles et par la France et l’Allemagne, aux termes de ce que l’on a appelé les Accords de Minsk. Ces accords étaient censés préparer la voie à des changements de la Constitution ukrainienne qui donneraient une large autonomie aux gouvernements locaux des deux provinces tout en maintenant l’Ukraine intacte. Cependant, au cours des huit années suivantes, jusqu’en 2022, Kiev n’a rien fait pour mettre en œuvre les Accords de Minsk et a plutôt mené une guerre d’usure contre les deux provinces, avec des bombardements quotidiens de la population civile qui ont fait environ 13.000 morts au cours de cette période. Avec l’aide de l’OTAN, pendant ces huit années, le régime de Kiev a réformé et renforcé son armée, créé une vaste zone fortifiée de son côté de la ligne de démarcation et s’est préparé à attaquer les deux provinces et à mettre fin à l’impasse par ce qui aurait été un exercice sanglant de nettoyage ethnique. En prévision de cette attaque, qui pourrait déboucher sur une menace pour la Crimée russe, la Russie a envahi l’Ukraine le 24 février et l’«opération militaire spéciale» de dénazification et de démilitarisation de l’Ukraine se poursuit depuis lors.
Le deuxième niveau du conflit est la confrontation entre la Russie et l’OTAN, dirigée par les Etats-Unis, au sujet de l’éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et de la création d’une menace existentielle pour la sécurité nationale russe par l’installation sur place de missiles de croisière et hypersoniques à seulement 5 – 7 minutes de vol de Moscou. A l’automne 2021 et jusqu’au début de l’invasion russe, la Russie a eu d’intenses discussions avec Washington et Bruxelles pour leur demander de renoncer à leurs projets d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à leurs opérations en cours visant à faire de l’Ukraine une plate-forme pour attaquer la Russie, qu’elle soit ou non officiellement membre de l’OTAN. Les Russes ont en effet exigé que l’OTAN ramène ses troupes et son matériel au niveau où ils se trouvaient avant l’expansion de l’OTAN vers l’est, dans les anciens États du bloc de Varsovie, en 1997. Les Russes ont présenté des projets d’accords qu’ils cherchaient à signer avec les Américains et l’OTAN, jetant les bases d’une refonte de la sécurité européenne afin de sortir la Russie du piège.
Lorsque Washington a refusé de négocier ces questions de sécurité, Moscou a mis en œuvre son plan pour obtenir ce qu’elle voulait par la force des armes, sur le terrain en Ukraine. De cette manière, l’«opération militaire spéciale» s’est progressivement transformée en une guerre par procuration entre Moscou et Washington et risque maintenant très dangereusement de devenir incontrôlable et de se transformer en une véritable troisième guerre mondiale, c’est-à-dire en un Armageddon nucléaire.
Comment expliquez-vous la docilité et la servilité des dirigeants européens envers les Etats-Unis ? Le fait que la plupart de ces dirigeants soient des Young Global Leaders n’explique-t-il pas le fait qu’ils privilégient les intérêts des Etats-Unis plutôt que ceux de leurs propres peuples ?
Oui, pendant des décennies, les dirigeants des 27 Etats membres de l’Union européenne ont largement été des serviteurs consentants de Washington au détriment des intérêts de leurs propres peuples. L’Europe s’est appuyée sur le bouclier de défense américain au cours des trente dernières années, alors qu’elle réduisait ses propres dépenses de défense et sacrifiait également son propre complexe militaro-industriel en achetant des systèmes d’armes américains pour assurer la compatibilité et l’interopérabilité au sein de l’OTAN. Lorsque la guerre a éclaté en Europe, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022, les dirigeants européens ont été confrontés à l’horrible réalité : séparément et même collectivement, ils n’étaient pas de taille à affronter militairement la Russie sans l’apport des armes et des effectifs américains. En conséquence, la servilité envers Washington a été renforcée. Entre-temps, le prix de cette servilité a augmenté de façon considérable. Suivant les ordres de Washington, l’Europe a imposé à la Russie des sanctions dans le domaine de l’énergie qui ont entraîné une hausse spectaculaire des coûts et la menace réelle d’une désindustrialisation due à la perte de compétitivité économique de la Russie sur les marchés mondiaux.
Les populations européennes sont amenées à vivre dans la précarité la plus totale à cause des choix politiques de la caste dirigeante. Ne pensez-vous pas que cela risque d’amener des mouvements sociaux violents et que l’Europe risque de plonger dans le chaos ? A votre avis, quel sera l’impact de cette instabilité sur le monde ?
Les peuples européens sont très différents, pays par pays, en termes de passivité et d’instabilité politiques. Dans certains pays, comme la France, de grandes manifestations peuvent surgir spontanément à tout moment. Dans d’autres, comme la Belgique, les manifestations politiques sont rares. Pour l’instant, la menace de «mouvements sociaux violents» est encore relativement faible. Nous devrons voir comment les économies européennes survivront à cet hiver avant de tirer des conclusions sur l’éventualité d’un «chaos».
Comment expliquez-vous la russophobie des classes dirigeantes européennes ?
La russophobie est la conséquence de la prise de conscience par ces classes dirigeantes qu’elles sont impuissantes et que leurs pays ont perdu leur souveraineté. Aujourd’hui, le pouvoir d’un chef d’Etat européen n’est pas beaucoup plus grand que celui du maire d’une ville. Ces élites regardent vers l’Est et considèrent avec envie la Russie, qui s’est remise de sa faiblesse économique, politique et militaire des années 1990 et défend vigoureusement sa souveraineté contre l’hégémon mondial. De plus, dans la sphère culturelle, les élites européennes ont poussé l’égoïsme, l’égocentrisme et la laïcité à l’extrême. Elles épousent des valeurs sociales «progressistes» qui nient les valeurs judéo-chrétiennes traditionnelles en faveur des LGBTQ et autres. Elles nient que la famille soit l’élément constitutif de la société. Elles regardent vers l’Est et voient en Russie précisément un renouveau de ces valeurs traditionnelles et chrétiennes qu’elles méprisent aujourd’hui, ce qui suscite la colère et la russophobie.
Ne pensez-vous pas que la fourniture d’armes à l’Ukraine par l’Occident constitue un danger pour toute l’humanité, à l’image de l’arsenal libyen qui s’est retrouvé entre les mains des djihadistes ? D’après vous, comment l’Occident en est-il arrivé à soutenir des néonazis en Ukraine et à leur fournir des armes, des troupes et de l’argent ?
Je ne vois pas de danger pour l’humanité dans la fourniture d’armes à l’Ukraine, étant donné que tant d’armes sont détruites peu après leur arrivée par les forces armées russes. L’Occident soutient les néo-nazis en Ukraine parce qu’ils ont été très efficaces pour susciter des sentiments antirusses dans la population générale et utiliser l’anti-Russie comme nouvelle identité nationale des Ukrainiens. L’intention de l’Occident dirigé par les Etats-Unis est d’utiliser l’Ukraine comme une plate-forme et une force armée contre la Russie, afin d’éliminer la plus grande menace à l’hégémonie mondiale américaine.
D’autres pays, comme la Chine, peuvent «faire un doigt d’honneur aux Etats-Unis», mais la Russie dénonce publiquement les Etats-Unis pour leurs actes d’agression en Serbie, en Irak, en Syrie et en Libye, tout en ralliant les pays du Sud à l’avènement d’une nouvelle ère de plus grande égalité entre les nations. La Russie joint également le geste à la parole, comme nous le voyons dans son combat actuel en Ukraine contre les forces unies de l’OTAN.
Comment expliquez-vous le fait que l’Occident soit dirigé par une élite politique corrompue, à l’image de Biden, Pelosi, Von der Leyen, Borrell, Johnson, Macron, etc. ?
Les raisons pour lesquelles ces individus corrompus, lâches et incompétents sont arrivés au pouvoir varient d’un pays à l’autre. En Europe continentale, l’une des principales raisons est le système électoral proportionnel qui empêche la domination d’un seul parti majoritaire et oblige, au contraire, les politiciens à former des coalitions pour obtenir et conserver le pouvoir. Ces coalitions sont intrinsèquement corrompues, car elles associent des mouvements politiques aux programmes politiques différents, souvent contradictoires, qui ne sont unis que par la brûlante ambition d’obtenir et de conserver le pouvoir et de se répartir le butin de la victoire sans tenir compte des compétences. Les citoyens ordinaires deviennent apathiques, passifs lorsque, pendant des décennies, ils voient les mêmes individus incompétents au pouvoir et comprennent que leur vote n’a aucun sens.
A votre avis, la démission des deux Premiers ministres britanniques et la défaite probable des démocrates au Midterm, avec même un risque d’empêchement pour Joe Biden, ne sont-ils pas les conséquences directes de la guerre en Ukraine ?
La démission des deux Premiers ministres britanniques et la possible défaite des démocrates aux élections de mi-mandat n’ont pas grand-chose à voir avec la guerre en Ukraine. Dans chaque cas, des raisons locales et nationales expliquent ces changements politiques. En Grande-Bretagne, c’est le comportement scandaleux de Johnson qui a conduit à sa démission, suivi par l’ignorance flagrante de l’économie par Liz Truss et sa perte de la confiance de la City de Londres, c’est-à-dire du grand capital. Dans le cas des démocrates aux Etats-Unis, il est tout à fait normal que le parti au pouvoir perde des voix, perde l’une ou l’autre des chambres du Congrès lors des Midterm. La situation aux Etats-Unis est aggravée par la sénilité évidente du Président en exercice et l’incapacité de son administration à faire face aux problèmes de la chaîne d’approvisionnement post-Covid et à l’inflation. Sa politique d’énormes déficits pour financer des projets sociaux n’a fait qu’aggraver l’inflation. Oui, il y a aux Etats-Unis une hausse des coûts de l’énergie attribuable aux décisions relatives à la guerre en Ukraine – j’entends par là l’augmentation des exportations de gaz vers l’Europe qui a fait monter le niveau des coûts énergétiques pour les Américains. Mais ce n’est qu’un facteur inflationniste parmi d’autres.
Peut-on parler de démocratie en Occident alors que c’est une oligarchie qui dirige réellement ?
La démocratie est une cible mouvante partout dans le monde depuis que la démocratie directe des Grecs a été remplacée par la démocratie représentative que nous connaissons aujourd’hui. Mais la question de savoir si le système donne le pouvoir au peuple ou le prend au peuple est variable selon les pays et les époques. Dans le temps présent, aux Etats-Unis, le système politique n’est pas garant du peuple et est déformé par le Big Money.
Quelles sont les vraies raisons du conflit en Ukraine ? Le complexe militaro-industriel américain n’a-t-il pas envie d’une guerre nucléaire ?
On ne fait pas d’argent avec une guerre nucléaire. Vous êtes mort comme tout le monde. Les raisons du conflit en Ukraine se trouvent dans la détermination des Etats-Unis à conserver l’hégémonie mondiale qu’ils ont acquise après l’effondrement de l’Union soviétique il y a trente ans, malgré la montée d’autres grandes puissances comme l’Inde et la Chine et le renouveau de la Russie en tant que grande puissance. Le complexe militaro-industriel tire profit de la guerre en Ukraine, mais seulement tant qu’elle reste une guerre par procuration.
Récemment, des sénateurs et députés américains menés par les néocons Marco Rubio et Lisa McClain ont réclamé des sanctions contre mon pays l’Algérie parce qu’elle achète des armes russes. Comment expliquez-vous l’ingérence des Etats-Unis dans les affaires internes des pays tiers ? L’Occident immoral, avec à sa tête les Etats-Unis, coupables d’agressions multiples contre l’Irak, la Libye, l’Afghanistan, etc. donne des leçons de démocratie et de droits de l’Homme à toute la planète. Comment expliquez-vous cette arrogance ?
Les Etats-Unis s’ingèrent dans les affaires intérieures des pays tiers depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque leur prépondérance économique et militaire était fermement établie. L’effondrement de l’Union soviétique a éliminé la plus grande résistance à la domination mondiale américaine et a donné naissance à l’arrogance que nous constatons encore aujourd’hui.
D’après vous, à quoi sert l’OTAN ? N’est-ce pas le moment de dissoudre cette organisation criminelle et obsolète ?
L’OTAN est l’instrument par lequel les Etats-Unis maintiennent leur contrôle sur l’Europe. C’est le genou américain sur le cou de l’Europe, pour le dire en termes qui sont devenus si émotifs depuis le début du mouvement Black Lives Matter. Elle ne peut être dissoute d’un coup de baguette magique. Mais elle peut s’effondrer sous son propre poids. Si la Russie réussit dans la guerre en Ukraine, ce sera un coup terrible pour l’OTAN, qui sapera son autorité de sorte que sa disparition sera pour la première fois discutable en Europe.
Les médias mainstream en Occident véhiculent une propagande de guerre plutôt que d’informer le public. Comment expliquez-vous la censure exercée à l’encontre des voix indépendantes et critiques ?
Il n’y a pas de censure d’Etat en Occident mais une autocensure massive et omniprésente et un politiquement correct qui rendent la presse docile. La profession de journaliste a été minée par le changement de l’économie de la diffusion des informations depuis qu’Internet a privé les agences de presse des revenus publicitaires qui leur permettaient de conserver des bureaux d’information mondiaux et d’engager des journalistes qualifiés. Aujourd’hui, les meilleurs diplômés des écoles de journalisme se dirigent vers la publicité et les relations publiques, où ils peuvent gagner suffisamment pour élever une famille. Dans ces conditions, comment s’étonner que ceux qui ont la chance d’obtenir un emploi rémunéré dans les grandes entreprises de presse manquent de courage, de respect de soi et d’honnêteté ? La plupart de ce que vous lisez dans notre presse grand public n’est rien d’autre que des communiqués de presse qu’ils ont reçus des autorités gouvernementales.
Quant aux plateformes d’information alternatives, elles dépendent largement de contributeurs non rémunérés. Elles ne disposent pas de bureaux à l’étranger et manquent donc souvent de connaissances comparatives pour nuancer leurs analyses.
L’humanité n’aurait-elle pas tout à gagner avec un monde multipolaire plutôt que de vivre sous l’hégémonie américaine ?
Un monde multipolaire est en train de naître, mais les douleurs de l’accouchement sont considérables. La guerre en cours en Ukraine et autour de l’Ukraine est d’une importance décisive dans ce processus.
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Dr Gilbert Doctorow - Analyste politique indépendant basé à Bruxelles. Il est diplômé magna cum laude du Collège Harvard (1967), ancien boursier Fulbright, et titulaire d’un doctorat en histoire à l’Université de Columbia (1975).
Son site officiel : https://gilbertdoctorow.com/