Eric Martel, Enseignant chercheur à l’ICD Business School, Arnaud Billion, Chercheur chez Technoréalisme, Frédéric Hinault, Président de Hinault & Partners
Après l’effondrement de l’URSS, les États-Unis ont compris qu’une grande partie de leur hégémonie devrait reposer sur des acteurs civils américains indépendants et non plus seulement sur une forme de supériorité militaire. C’est ainsi que le GPS, technologie militaire, a pu devenir un outil d’influence en le rendant accessible à un usage civil ; Internet, de même fut développé afin d’assurer la croissance du secteur américain des nouvelles technologies. Cela permit d’ailleurs l’apparition des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui furent très vite perçus comme un élément essentiel de l’hégémonie américaine, alors qu’ils s’agissaient d’acteurs indépendants. Néanmoins, comme l’a montré Edward Snowden, ces entreprises se sentent dépendantes de la protection que peut leur assurer le gouvernement américain lors de négociations avec d’autres pays (en particulier sur des aspects législatifs). Elles sont donc prêtes à coopérer avec des organismes militaires tels que la NSA, l’agence de renseignement numérique américain.
Dans les années 1990, la Chine en plein développement accusait un fort retard technologique qui ne fut comblé qu’à partir des années 2010. Jouant sur ses spécificités locales, elle sut permettre l’émergence de ses propres acteurs qui restèrent d’abord concentrés localement. Au vu d’une Russie qui avait hérité de l’URSS un secteur informatique pertinent et efficace, la Chine a vite compris l’importance stratégique de ce secteur. Fortement traumatisés par l’hégémonie étrangère qu’avait subie leur pays jusqu’en 1945, les Chinois souhaitaient, comme l’affirmera Xi Jinping plus tard, établir leur cyber-souveraineté. Aujourd’hui, ce même dirigeant espère que la Chine deviendra un leader de l’IA en 2030. À ce titre, dès 2019, 60% des investissements mondiaux dans ce domaine étaient effectués par des organisations chinoises. Aujourd’hui la Chine dispose d’un secteur informatique fortement développé avec l’équivalent des GAFAM : les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) qui lui permet une autonomie technologique dont ne dispose pas l’Union européenne. Néanmoins, comme l’ont montré les mesures coercitives de 2019 prises à l’encontre de Huawei (à qui il fut interdit d’utiliser Android comme système d’exploitation pour faire fonctionner ses téléphones portables) elle ne bénéficie pas d’une complète indépendance à l’égard des acteurs américains. Elle travaille donc à développer ses propres systèmes d’exploitation comme OpenKylin pour les ordinateurs et HarmonyOS NEXT pour les SmartPhones Huawei. Dans le domaine de microprocesseurs, la Chine est en train de réaliser des investissements conséquents afin d’éliminer toute dépendance à l’égard des firmes occidentales. Paradoxalement, les États-Unis par leur politique restrictive à son égard l’encouragent à fonder ses propres bases technologiques… oubliant en cela la leçon des sanctions appliquées à la Russie en 2014 ayant permis à cette dernière d’établir une industrie agro-alimentaire performante.
Si en janvier de cette année, l’entreprise ASML, qui produit des machines permettant de produire des micro-processeurs, a restreint ses exportations en Chine, ce qui a des conséquences négatives à court terme pour ce pays, rien ne prouve qu’à long terme cela ne sera pas la cause de la création d’une puissante industrie chinoise de machines à fabriquer des puces. Techniquement parlant, une IA générative comme ChatGPT s’inscrit comme l’extension d’un écosystème composé de systèmes logiciels de communication et de multitudes de serveurs. Telle la pointe d’un iceberg, elle ne peut fonctionner qu’avec de très lourdes architectures faites de gigantesques réseaux d’ordinateurs. Aujourd’hui, seuls la Chine et les États-Unis disposent de systèmes de Clouds suffisants importants. Les opérateurs européens tels Mistral AI sont ainsi dépendants du Cloud américain.
À ce facteur hégémonique s’ajoute un autre critère, celui de l’influence exercée sur sa propre population, et l’enjeu de récupérer puis traiter le maximum d’informations afin d’optimiser la sociabilité. Cela constitue la base du maintien de tout système dictatorial qui ne doit jamais sous-estimer la capacité d’action de ses habitants, comme l’a montré E. Mérieau avec son ouvrage sur les dictatures[1].
Aujourd’hui, les États-Unis continuent à profiter de leur supériorité informatique, par le leadership dans l’IA générative. Comme les technologies précédentes, celle-ci leur permet de mener une guerre informationnelle tout en proposant leur propre vision du monde. Face à cette menace, la Chine est portée à se protéger de cette influence en jouant sur le développement de chartes sur l’IA conçues en coopération avec des instances internationales afin de bloquer ou freiner cette conquête américaine. Néanmoins, la Chine est viscéralement consciente de la nécessité de pouvoir développer ses propres services d’IA générative. Pour une grande puissance, ses bénéfices fonctionnels sont nombreux : cela permet de surveiller des individus, de mettre en place un système de propagande discret, de faire de l’espionnage industriel en récupérant les informations données par les utilisateurs et d’imposer des standards d’interopérabilité afin de déployer ses propres logiciels dans des pays tiers. La Chine est donc prête à réaliser les investissements nécessaires afin de contrer l’hégémonie américaine sur ce secteur. En cela elle reprend sa stratégie appliquée antérieurement dans le secteur des véhicules électriques.
ChatGPT ne peut vraiment conquérir la Chine, proposant une expression et une vision du monde profondément anglo-saxonne : c’est ainsi que si un Allemand peut l’utiliser pour rédiger un courrier commercial, cela n’est pas le cas d’un japonais. Le message ainsi créé manquera d’expressions japonaises montrant la considération et le respect de son auteur à l’égard de son correspondant. Cette spécialisation expressive et sémantique est due au fait qu’OpenAI a utilisé de gigantesques collections de données résultant d’une opération de web scraping du web mondial effectuée par AWS (Amazon Web Services) au contenu largement anglo-saxon. On comprend pourquoi Open AI à ouvert en avril 2024 une filiale au Japon afin de former Chat GPT à la culture asiatique. Microsoft, désormais un acteur essentiel d’Open AI, a décidé d’appuyer cette opération avec un investissement de 2,9 milliards d’euros.
Si la Chine peut protéger sa population de l’influence états-unienne en interdisant l’utilisation de ChatGPT, la question peut se poser de façon différente pour ses voisins pour lesquelles il serait intéressant de leur permettre d’éviter cette influence anglo-saxonne en créant une IA générative à philosophie asiatique. Car, le Japon, malgré ses fortes relations commerciales et sa dépendance sur certains aspects industriels à l’égard de la Chine, est un allié naturel des États-Unis. Il en va autrement de la Corée du Sud, de Taiwan, de Singapour et du Vietnam, ces pays hautement stratégiques pour la Chine que les États-Unis peuvent utiliser pour créer une barrière à son égard. Ayant de fortes relations commerciales avec la Chine, ils pourraient progressivement intégrer des solutions technologiques chinoises.
Mais, la Chine, consciente de sa faiblesse à l’égard des GAFAM essaie également de s’associer avec d’autres pays, comme ceux de l’Union européenne. C’est ainsi qu’elle a abordé la France afin d’établir un partenariat pour son Channel AI qui serait une forme de « route électronique de la soie ». En encourageant l’utilisation d’outils technologiques chinois, elle permettrait, au prétexte de la mise en place de Joint-Ventures et donc d’investissements communs, la prise de participations dans les entreprises technologiques européennes : l’Europe a déjà montré sa capacité à créer elle-même ses dépendances, en subventionnant la décarbonation à travers l’importation de produits chinois. D’autre part, la Chine, qui comprend la volonté européenne d’établir des régulations concernant l’intelligence artificielle, est aussi disposée à s’accorder sur celles-ci tant qu’elles ne bloquent pas la mise en place de son secteur informatique. Au fond, la régulation européenne peut lui apparaître comme une spécification procédurale de compliance, pouvant rendre légitime l’adoption de technologies chinoises puisqu’elle montrera leur respect des normes et règles, à l’inverse de certaines entreprises américaines. Elle pourrait ainsi « jouer le jeu » des droits fondamentaux européens, s’agissant au moins des versions européennes de ses plateformes. Car le numérique est l’un de ces secteurs où la mise en conformité pour obtenir une marque « CE » est beaucoup moins coûteuse que lorsqu’il s’agit de changer les infrastructures de toute une filière ; après tout, il ne s’agit que de code…
Comparativement, les GAFAM, tout comme Open AI seraient particulièrement réticents à toute demande de transparence faite par un organisme européen. On sait par exemple que le péché de violation des données personnelles et du droit d’auteur est déjà consommé par ces acteurs américains. Face à cette forme de « dette juridique » états-unienne, la Chine bénéficie de l’intégrité du nouvel entrant. C’est ainsi que, paradoxalement, cette dictature pourrait s’appuyer sur une forme de respect technologique des droits de l’homme qu’elle s’engagerait à adopter afin de gêner le développement des IA génératives américaines. Connaissant la surveillance qu’elle exerce sur sa population actuellement grâce aux nouvelles technologies, cela ne pourrait que nous surprendre.
[1] La dictature, une antithèse de la démocratie ? 20 idées reçues sur les régimes autoritaires (2019).